Me Marie-Claire Kirkland

par Chantal Sauriol, avocate

Un regard très doux, bleuté, un sourire pétillant de gentillesse, c’est ainsi que débute une rencontre avec Madame Claire Kirkland, avocate, députée, ministre, juge[1], maintenant retraitée, une Figure de Maître comme on les aime : un itinéraire de combattante, et surtout de pionnière.  Impliquée dès ses études en droit dans le combat pour l’égalité des femmes, son parcours professionnel et politique est bien plus que la poursuite d’une ambition personnelle.

Enfant unique de Rose Demers et du député Charles-Aimé Kirkland[2] si populaire[3] qu’il fut élu sous la bannière libérale à quatre reprises, de 1949 à 1961, elle a passé son enfance à Ville-St-Pierre, où son père pratiquait la médecine[4].  Même si elle a grandi dans un milieu aisé, elle n’a pas été gâtée.  Pensionnaire à Chambly-Bassin dès l’âge de 7 ans, elle subit la sévérité des religieuses de la Congrégation Notre-Dame[5].  Elle poursuivra ses études comme demi-pensionnaire, à Villa-Maria, jusqu’à l’âge de 17 ans.  Elle entre ensuite à l’université McGill, où elle devra faire tous les jours un long trajet d’autobus de Ville-St-Pierre au centre-ville[6].  Elle commence ses études en droit en 1947.  C’est alors qu’elle découvre – et s’offusque – des lois injustes et paternalistes qui confinent les femmes mariées à un statut d’incapables: en se mariant, la femme perdait ses droits et devait obtenir l’autorisation de l’époux pour l’accomplissement des gestes les plus anodins : louer un appartement, acheter une maison, ouvrir un compte en banque!  Son arrivée en politique est le débouché naturel de son militantisme auprès de son père, puisqu’après la mort de ce dernier, ses organisateurs ont spontanément demandé à l’avocate de 37 ans de reprendre le flambeau, ce qu’elle a réussi, lors de l’élection complémentaire du 14 décembre 1961, dans le comté de Jacques-Cartier.  Elle pratiquait alors le droit en pratique privée, depuis son accès au Barreau en 1952, au bureau Cerini et Jamieson.  On lui faisait des conditions de travail «en or »: elle n’avait pas de salaire, mais elle avait le téléphone, une secrétaire et un espace de stationnement.  Elle pouvait aussi recevoir des clients chez elle… et conserver les honoraires!  Elle représentait des individus aux prises avec des questions de responsabilité, et de bien d’autres domaines du litige général.  Plus tard, c’est cette connaissance des lois qui inspirera sa démarche opiniâtre comme ministre pour faire amender le Code civil du Bas-Canada, qui sera chose faite le 1er juillet 1964, alors qu’avec le projet de loi 16, Loi portant sur la capacité juridique de la femme mariée, la femme mariée en séparation de biens pouvait signer seule tout contrat notarié, sans le consentement ou la signature de son conjoint.  Historiquement, ce progrès dans la condition des femmes québécoises était alors le plus grand depuis l’obtention du droit de vote en 1940.

Première femme députée, première à accéder au Conseil des Ministres (sans portefeuille) dans le cabinet Jean Lesage en décembre 1962, elle sera ensuite titulaire du ministère des Transports et Communications.  Grosse angoisse à l’Assemblée lorsqu’elle y a fait son entrée : devait-on la forcer à porter un chapeau?  Sous le premier gouvernement de Robert Bourassa en 1970, elle sera ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche[7], et enfin des Affaires Culturelles jusqu’à son départ de la vie politique en 1973[8].  Poursuivant sa démarche vers l’égalité des conjoints, elle aura fait adopter par l’Assemblée le nouveau régime légal de la société d’acquêts, et plus tard, en 1973, une autre réalisation majeure, sa dernière juste avant son départ de la vie publique, la Loi instituant le Conseil du statut de la femme.

Le 14 décembre 2001, les membres de l’Assemblée Nationale du Québec lui ont rendu à l’unanimité un hommage ému, vibrant, pour ne pas dire dithyrambique[9].  Comme le Journal des Débats reproduit les témoignages des députés et ministres, reprenons les extraits les plus révélateurs.  La députée Monique Gagnon–Tremblay a déclenché l’hilarité de ses collègues lorsqu’elle a ainsi relaté que lorsqu’elle a assuré Madame Kirkland que ses collègues masculins, pour la plupart plus jeunes qu’elle, comprenaient sa situation parce qu’ils avaient eux-mêmes des conjointes qui travaillaient, elle aurait répondu : « vous êtes chanceuse, car au moment où moi j’ai siégé au Conseil des ministres, tous les hommes autour de la table auraient pu me servir de père! ».  Les Jean Charest, Linda Goupil, Pauline Marois, Louise Harel, Monique Jérôme-Forget, Geoffrey Kelley, Bernard Landry, ont exprimé éloquemment leur estime et même leur affection pour Claire Kirkland.  C’est du premier ministre Landry que sont venus les accents les plus chaleureux.  Évoquant le souvenir de l’élection de madame Kirkland en 1961 dans « l’équipe du tonnerre » de Jean Lesage, alors qu’il était lui-même militant libéral, et son dégoût pour les anciennes dispositions du Code civil sur les femmes lorsqu’il était à la faculté de droit, il ajoute : « Je me souviens que certains de mes condisciples et moi-même avions jeté de façon spectaculaire à la poubelle nos vieux codes civils pour nous réjouir, en particulier avec nos condisciples féminines, de cette révolution véritable dans l’histoire du Québec.

Claire Kirkland a manifesté une grande simplicité dans son audace politique, et demeure très humble sur ses réalisations, dont la génération des moins de 40 ans n’a pas vraiment pris conscience.  Elle fait sans cesse référence aux organisateurs qui l’entouraient, aux femmes du Québec l’encourageant dans ses luttes, et s’étend très peu sur ses difficultés personnelles : concilier une vie professionnelle et politique pour le moins trépidante avec sa condition de mère de famille[10] à une époque où cela était, sinon mal vu, du moins nullement encouragé.

Libérale convaincue, dans le sens le plus noble du terme, elle croit au partage des richesses et à un idéal social-démocrate.  L’égalité sociale pour elle signifie l’accès aux soins de santé, mais aussi aux études supérieures et à la spécialisation.  Elle craint les nouveaux courants idéologiques de la droite déguisée[11], révélant ainsi un esprit très critique tout à fait rafraîchissant chez une dame de 78 ans, qui demeure combative, même si elle doit ralentir ses activités : la vue baisse, la mémoire flanche parfois.  Mais à cet égard, on peut soupçonner qu’il s’agit chez elle d’un réflexe de santé, car elle conserve peu de souvenirs des mesquineries de la vie politique.  Elle cultive par ailleurs des amitiés très anciennes, comme celle de son ami de toujours, Me Fernand Lévesque, qui a été son organisateur politique, et dont le frère René Lévesque n’inspire à Madame Kirkland que des éloges, mettant de côté tout esprit partisan.

Sa gentillesse est tout simplement désarmante : elle s’excusera de ce que le manque de temps ne lui a pas permis de préparer le repas elle-même, car elle aime cuisiner, et cela se voit : elle consacre une pièce à sa collection de livres de cuisine!  Elle pouvait vider des pièces pour recevoir 25 personnes, ce qui montre un côté de sa personnalité un brin excessif, tout à fait réjouissant.  On ne s’étonnera pas que la réalisation dont elle est le plus fière, soit la création de l’Institut de l’hôtellerie et de tourisme[12].  Excellente couturière, elle coud à la main les nappes et autres linges de table.  Grande voyageuse, sa maison déborde des objets qu’elle et son mari, l’avocat Wyndham Strover[13], recueillent dans leurs pérégrinations.

L’auteure de ses lignes a reçu des remerciements tout à fait attendrissants : ce sont toutes les femmes du Québec qui devraient la remercier et la garder dans leurs prières, quel que soit leur dieu.  On terminera la rencontre avec de gros becs et promesses de se revoir.  On y compte bien.  C’est si facile de vous aimer, Madame Kirkland.


[1] Mère de famille en plus, comme si en soi, ce n’était pas déjà très accaparant.

[2] Elle est née le 8 septembre 1924.

[3] Véritable légende dans l’ouest de l’île de Montréal, Charles Kirkland a vu sa contribution au développement de cette partie de Montréal reconnue lors de la création de la municipalité de Kirkland, en 1961.

[4] Il s’était spécialisé en psychiatrie à Palmer, au Massachusetts, mais avait opté ensuite pour la médecine générale.

[5] Pas rancunière pour deux sous, elle fera partie d’une commission pour rebaptiser le comté de Jacques-Cartier pour le remplacer par celui de Marguerite Bourgeoys, fondatrice de la C.N.D.

[6] À cette époque d’avant le métro, ça représentait quelque 3 heures par jour.

[7] Elle se rendra fort impopulaire lorsqu’à ce titre, elle ouvrira au public les clubs privés.

[8] Elle est alors nommée présidente de la Commission du salaire minimum et juge à la Cour provinciale – ancien nom de la Cour du Québec – aux Petites Créances.  Elle était, encore, la première femme juge dans cette juridiction.

[9] Pour souligner le 40e anniversaire de son élection dans le comté de Jacques-Cartier, alors qu’elle fut la première femme à siéger à l’Assemblée Nationale du Québec.

[10] Elle a trois enfants : Lynne-Marie, née en 1955, Kirkland, né en 1956, et Marc, en 1960.  Les 2 aînés sont aussi avocats.  Marc élève des chevaux dans les Cantons de l’Est.

[11] Et même la droite officielle : il faut l’entendre s’enflammer contre Georges W. Bush!

[12] C’est le nom de Claude Simard qu’on voit cependant sur la plaque commémorative de l’inauguration de l’institution : elle venait de quitter la vie politique.  Ainsi va la vie, surtout l’ingratitude de la vie en politique.

[13] Son ancien compagnon d’études à Mc Gill, cinquantenaire du Barreau comme elle.